HH, portrait de l’artiste en figure trouble

Depuis maintenant plus d’une quinzaine d’années, Hippolyte Hentgen n’a de cesse d’investir un réservoir d’imageries, d’iconographies et de collages, en élaborant des versions élargies et en constante redéfinition d’une pratique du dessin. Rencontre et réunion de Gaëlle Hippolyte et Lina Hentgen, Hippolyte Hentgen tient à la fois de l’atelier siamois, de l’entité et de l’unité de production à quatre mains. Créature fictive à l’identité floue et ambigüe, jouant du neutre comme du pluriel, brouillant les cartes quant à la notion d’auteur/autrice, Hippolyte Hentgen s’appréhende comme un laboratoire de formes qui se distingue par cette considération du territoire du dessin, selon un mode expansif et nomade, empirique et intuitif. Marque du caractère proliférant de ses représentations, les productions du binôme mêlent greffes, glissements et autres télescopages réjouissants qui participent d’un vaste upcycling baroque, revisitant un répertoire iconique allant de la culture populaire à l’histoire de l’art, du cartoon au modernisme, de l’underground au esthétiques folkloriques. Manière d’enquêter par la bande sur la question des registres, une historiographie des signes et de son industrialisation de masse, les œuvres des deux artistes conjuguent horizontalité des sources et des confections, sur fond d’updating de styles et de leurs multiples variations, au moyen de peintures murales, spectacle, installations…

À la suite de leur résidence à Paradise, Hippolyte Hentgen présentent l’exposition Bleue vapeur, à la façon de l’émanation fantasmatique et polymorphe. Toujours dé fini comme un lieu de passage, de transformation et d’expérimentation pour le duo, l’idée du studio prend dans le contexte, la forme et les contours du traitement et de la traduction organique et matérielle. Correspondant à l’échantillonnage constant et à l’exploration des différents états de l’image, les grandes toiles peintes et collages d’ Hippolyte Hentgen se déclinent ici à la manière de screens oniriques, entre photographie et photogrammes, par le biais de l’usage de la techniques du pochoir et de l’aérographe. Breloques et objets, végétaux collectés pendant leur temps de résidence, de même que les corps des deux artistes, deviennent les supports, traces et éléments à des transferts et montages en deux dimensions. Jeux d’échelles avec la lumière et les couleurs pastels, assemblages de plans dans le cadre, Bleue vapeur s’agence sur le fond diffus d’un vaste dessin sur les murs de la galerie mêlant brumes et vapeurs de peinture.

Venus hanter l’espace en noir et blanc, le végétal, la statuaire, les lignes anatomiques des deux artistes modèles continuent à procéder par effets de contamination et d’apparition, de transparence et de surimpression dans le film Vapori Grigi. Volontiers spectral, rappelant un peu l’Orphée de Cocteau, tout en reprenant certains codes du New american cinema, ou du film camp, dans le versant happening expérimental, le film tourné à Rome l’année dernière, mixe compositions ornementales et textures graphiques selon un plan séquence à la nature hétérogène : avec pour décor la Villa Medicis, ses jardins et ses sculptures, les figures d’Hippolyte Hentgen s’impriment en caméo sur des motifs floraux et courbes de statues antiques, que par la suite des mains caressent… Sur fond de boucles de synthé, clin d’œil au musiques de Maurizio Bianchi, les échos distordants de la bande son noise, composée par Paul Bonnet, fait écho à la dérive visuelle et aux jeux anthropomorphiques entre poses et gestuelles, perspectives et volumes, Vapori Grigi tient de la mise en place non programmatique d’une matière vivante, qui devient tableau généralisé.

Dans « A feast for open eyes »,1 le premier article évoquant le film de Jack Smith, Flaming creatures, Susan Sontag parle de la joie, et de ce qu’elle décrit comme une ingénuité et innocence des corps en mouvement qui s’en dégagent. A la croisée des notions de pratique et de plaisir, et à l’instar de l’oeuvre mythique de l’américain, sorte de « steaming creatures » chromatiques ou en noir et blanc, l’exposition Bleue vapeur d’Hippolyte Hentgen diffuse la trame d’une sororité plastique et intime, qui s’offre selon l’accrochage et la mise en abyme, le dé filement et l’image animée, et met en scène les silhouettes des deux artistes, à la manière d’une signature, sensible, double et fantôme.

Frédéric Emprou


1 in le journal The Nation, 30 mars, 1964.